Synthèse

Résumé des interventions, discours et débats qui ont eu lieu lors de la deuxième session du Forum les 3 et 4 octobre 2008 à la Maison des arts du Grütli.

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« Ce n’est pas d’argent qu’il s’agit ici, c’est d’attention, d’écoute, de dialogue, en un mot d’amour… Eh oui, l’Amour…Vous vous souvenez ? All you need is love, pa palalala... »
Richard Le Quellec, intervenant de l’Atelier « culture et urbanisme »

PRÉAMBULE
« Genève, ville de Suisse la plus généreuse en matière de financement de la culture » : cette conclusion du professeur Frédéric Varone, livrée au début du 2ème Forum « art, culture et création », a beaucoup frappé le public et les journalistes présents. Le fait est que Genève, canton et communes comprises, dépensait 1553 francs par habitant en 2005, tandis que Zurich déboursait moins de la moitié. Si l’on s’en tient à ce point de vue, la situation des artistes et acteurs culturels genevois paraît très envieuse et le Forum « art, culture et création » semble perdre son sens premier. Lancée en février dernier, cette plateforme de discussion entre artistes, acteurs culturels, public et responsables politiques fonde son existence sur un sérieux malaise ressenti par les milieux de la culture devant la politique culturelle genevoise. Ce sentiment était-il donc exagéré ? Une plainte d’enfants gâtés, comme on tend souvent à le décrire ?

L’importance des moyens alloués à la culture genevoise n’est pas une réelle surprise. Toute personne proche des milieux culturels sait que le budget culturel de Genève, lorsqu’on le considère de façon globale, est très honorable. Alors où se trouve le problème ? Il est ailleurs : dans une série de déséquilibres institutionnels et financiers extrêmes ; dans un ensemble de déficits relationnels, sociaux et symboliques. Genève est riche de moyens, de projets, d’artistes, d’acteurs, de fonctionnaires et d’événements culturels de toutes sortes. Mais elle est pauvre en concertation, en information, en dynamisme, en moyens alloués à la création et en capacité de travailler ensemble.

Durant des dizaines de séances qui ont réuni près de 150 personnes différentes pendant sept mois, les cinq ateliers du Forum « art, culture et création » ont mis cet étrange paradoxe en évidence. Ils ont mis des mots et des chiffres au malaise. Ils ont aussi mis la classe politique et administrative devant l’évidence qui en découle : maintenant que le problème est formulé, il demande à être résolu. Après avoir dressé plusieurs constats, le Forum a esquissé une série de pistes concrètes ; aux personnes responsables de s’en emparer, de les prolonger, de les compléter ou de trouver des alternatives. Tout se passe à Genève comme si l’écart entre richesse et déficit des comptes publics, extrême depuis longtemps, trouvait une sorte d’équivalent dans le secteur culturel. Le personnel politique et administratif a mis beaucoup d’énergie pour combattre le premier ; il lui faut maintenant en mettre autant pour le deuxième.

1. LES CONSTATS

GENÈVE, CAPITALE DES DÉSÉQUILIBRES
Deux ateliers du Forum, spécifiquement chargés d’étudier les problèmes de financement et de gouvernance de la culture, ont dressé un premier grand constat. Les rapports entre Canton et Ville de Genève, les relations entre Ville de Genève et autres communes, de même que la part des moyens alloués au travail des créateurs comparée à la part allouée au fonctionnement des institutions, cumulent aujourd’hui une série de déséquilibres excessifs.

Les déséquilibres politiques et financiers : un Canton nain face à une Ville toute puissante
La première de ces disproportions concerne la différence des moyens et des pouvoirs entre Canton et Ville de Genève. Un coup d’œil à leurs budgets respectifs suffit pour le constater : en 2008, la Commune de Genève alloue 223 millions de francs à la culture, tandis que le canton dépense 56 millions, soit quatre fois moins. On peut le montrer autrement en disant que la Ville attribue 20% de son budget total à la culture, tandis que le canton n’en alloue que 0,72%. Le fait est que la Ville a une part prépondérante, voire exclusive, dans tous les domaines de la culture. Elle s’occupe aussi bien des grandes institutions comme le Grand Théâtre, l’OSR, la Comédie, les Musées d’art et d’histoire ou le Musée d’ethnographie, que de la scène émergente et alternative pour le théâtre, la danse, la musique et le cinéma.

Cette situation minorise l’Etat à tel point qu’il a pu envisager, en 2007, de transférer l’entier de ses charges culturelles à la Ville sans y voir de perte. Bloqué par la protestation du RAAC, ce projet n’est aujourd’hui plus à l’ordre du jour ; pour l’instant, le Canton garde ses prérogatives en matière culturelle. Son statut de nain financier le rend cependant inapte à influer sur la vie culturelle face à une Ville omnipotente. Genève s’est longtemps accommodée de ce déséquilibre, mais l’importance que la vie culturelle a pris pour tous les Genevois rend aujourd’hui la situation incohérente. L’inégalité de ce rapport de force empêche toute action globale sur la région. On peut aussi souligner qu’elle est en porte-à-faux avec la Constitution fédérale, qui depuis 2001 attribue la compétence culturelle aux cantons.

À ce déséquilibre entre les deux niveaux politiques régionaux s’ajoute un problème intercommunal : alors que la grande majorité de la population genevoise (60%) habite hors de la commune de Genève, 85% des dépenses culturelles sont financées par cette dernière. Quelques grandes communes suburbaines, comme Carouge ou Meyrin, allouent 20% de leur budget à la culture. Mais une grande collectivité comme Lancy ne lui réserve que 3%, et la grande majorité des 45 communes genevoises ne lui allouent aucune part. Le récent échec de la Conférence culturelle, dont l’objectif était notamment de mieux répartir les charges entre collectivités, a également montré que beaucoup de communes ne veulent pas participer aux grandes institutions culturelles, que leurs habitants fréquentent pourtant. Il y a là non seulement un déséquilibre, mais un blocage qui provoque un sentiment d’asphyxie. Le problème prend des dimensions plus extrêmes encore si l’on tient compte de l’agglomération ; l’offre culturelle de Genève profite à un bassin de population qu’on évalue à 770 000 habitants.

Les déséquilibres artistiques : la part du lion à la musique savante
Les différences de financement se révèlent tout aussi importantes lorsqu’on compare les moyens alloués aux différentes institutions et domaines culturels. Avec plus de 50% des moyens alloués par la Ville, le domaine de la musique se taille la part du lion face aux autres disciplines. Cet écart prend des dimensions encore plus singulières si l’on constate que 77% de la subvention musicale est accaparé par deux institutions, le Grand Théâtre et l’Orchestre de la Suisse romande. Ce n’est donc pas seulement entre la musique et les autres arts que les moyens sont disproportionnés, c’est entre la musique savante et toutes les autres disciplines, y compris les musiques actuelles (rock, jazz, électro, etc..), dont les moyens sont à peine supérieurs aux modestes moyens attribuées à l’art contemporain.

Les travaux des ateliers ont ainsi permis de souligner la place que tient le Grand Théâtre dans le paysage culturel genevois. Si l’on réunit le coût de son fonctionnement et le montant de sa subvention, cette institution coûte à elle seule 40 millions de francs à la Ville de Genève, soit un volume qui correspond à 18% du budget culturel. Soit encore à 67% du budget total de l’Etat pour la culture… Personne au sein du Forum n’a remis en question la nécessité de cette institution, ni la légitimité de ses coûts. Personne n’a remis en cause sa structure, qui permet de salarier plus de 300 collaborateurs toute l’année (par comparaison, la Comédie, première institution du théâtre genevois, salarie une vingtaine de personnes). Le simple recoupement des chiffres permet cependant de voir l’importance que la politique culturelle donne à une institution et à un genre artistique, en contraste brutal avec tous les autres.

Dernier déséquilibre enfin, sans doute celui qui a le plus frappé le Forum : l’énorme disproportion entre moyens attribués au fonctionnement des institutions et moyens alloués directement aux créateurs indépendants. Après avoir souligné l’importance des budgets globaux, le professeur Varone a montré le caractère très figé du financement culturel genevois. Sur les 300 millions de francs qu’allouent communes et canton à la culture, seuls 10% servent à subventionner directement le travail des artistes. Il faut pondérer ce montant par les moyens que les institutions versent aux indépendants lorsqu’ils travaillent en leur sein. On peut néanmoins traduire le phénomène en disant que Genève privilégie massivement les gros au détriment des petits. Plus encore que les déséquilibres précédents, celui-ci donne une explication au malaise des artistes et à leur plainte contre des productions perpétuellement sous dotées.

GENÈVE, CAPITALE DES DÉFICITS
Si le premier grand constat émane plus particulièrement des ateliers occupés par le financement de la culture et sa gouvernance, le deuxième ressort de l’ensemble des ateliers du Forum dont les travaux se sont également penchés sur les problèmes sociaux, sociétaux, relationnels et urbanistiques de la culture à Genève.

Déficit relationnel : les artistes à l’écart des politiques culturelles
Le RAAC s’est fondé en 2007 sous le coup d’une proposition qui prévoyait d’enlever à l’Etat toute tâche culturelle. Hormis les problèmes financiers qui en résultaient, cette décision soulignait un problème que les ateliers ont constaté à divers niveaux : l’absence de consultation des artistes dans l’écrasante majorité des décisions de politiques culturelles. Que ce soit au niveau des décisions administratives qui se prennent dans les services culturels, ou au niveau de l’agglomération genevoise et de ses ambitions dans ce domaine, les créateurs ne sont la plupart du temps pas associés aux discussions. Président du Forum, Sandro Rossetti a rappelé les méandres du projet de Nouvelle Comédie, dont les plans ont d’abord été dessinés sans consulter la profession théâtrale. Devant l’inadéquation du projet, les artistes se sont constitués en association ; avec l’accord des responsables politiques et quitte à prolonger encore un temps d’élaboration déjà long, ils ont totalement révisé le cahier des charges afin de l’adapter aux besoins réels. Avalisé par le Conseil municipal, le projet est maintenant solide et son processus finalement exemplaire. Il a néanmoins fallu que les artistes mettent vigoureusement le pied dans la porte pour être associé à un outil artistique dont ils seront les premiers usagers, et qui changera considérablement le paysage culturel genevois.

Déficits sociaux : la diversité culturelle au prix de la précarité
Le secteur de la culture est partout en expansion. Pourtant, les artistes et acteurs culturels se sentent de plus en plus fragilisés dans leurs revenus et leur avenir. L’Atelier « statut social des artistes et acteurs culturels » s’est penché sur ce paradoxe, qui concerne aussi bien les créateurs que les métiers qui les accompagnent. Lorsqu’ils sont indépendants, ou même lorsqu’ils reçoivent un salaire pour un travail qui est toujours à durée limitée, de nombreux artistes ne cotisent pas ou très peu au deuxième pilier LPP du fait de leurs revenus très bas. Par ailleurs, beaucoup n’ont pas de statut pour leur travail artistique et vivent avec un travail alimentaire à temps partiel. Tous ces facteurs entraînent le risque d’une rente vieillesse minimale. Enfin, le système de l’assurance chômage est très imparfaitement adapté à la structure de travail du secteur culturel. Les réformes en cours n’arrangeront rien ; elles menacent au contraire de fragiliser encore plus - voire de décimer - une population qui peut aujourd’hui déjà se ranger dans la catégorie des travailleurs pauvres.

Le problème du statut social des acteurs culturels n’est pas spécifiquement genevois. Le régime du chômage et des assurances sociales s’élabore et s’administre au niveau de la Confédération. Cette dernière a récemment reconnu la particularité des travailleurs artistiques : parmi les artistes et acteurs culturels, la proportion des indépendants est près de 4 fois supérieure à la moyenne nationale, la proportion des emplois multiples près de 2 fois supérieure, la proportion des emplois à durée limitée près de 7 fois supérieure, le taux de chômage près de 3 fois supérieur à la moyenne nationale. La conférence du sociologue français Pierre-Michel Menger, au premier soir du Forum, a replacé ce phénomène dans un contexte plus large encore. En France comme en Suisse, l’expansion du secteur culturel n’a pas suivi l’augmentation du nombre de candidats aux professions artistiques. Il en résulte un sous-emploi grandissant et une précarité qui s’aggrave avec le temps. Sans doute Genève vit-elle ce problème de façon encore plus criante que tout autre. Il semble en effet d’autant plus indécent, pour une ville prospère, de fermer les yeux sur la précarité des personnes qui participent à sa richesse culturelle.

Déficit pédagogique et informationnel : la culture, parent pauvre de la connaissance
Un autre déficit a émergé des travaux de l’Atelier « culture et société », qui a étudié la place de la culture dans l’enseignement à Genève. Depuis les années 70 et l’ère d’André Chavannes à la tête du Département de l’instruction publique, la culture tient une place certaine dans l’école genevoise ; le sentiment était cependant unanime, au sein de l’atelier, pour dire que l’enseignement culturel était de plus en plus minorisé dans l’enseignement public. Les maîtres spécialistes, qui sont souvent des artistes, se sentent fragilisés, facilement remplaçables par des maîtres généralistes. L’enseignement des disciplines artistiques est progressivement devenu optionnel, au point de servir de refuge aux élèves en délicatesse avec les branches dures. Certains projets d’éducation, comme la cellule pédagogique du Mamco, ont récemment été supprimés d’un trait de crayon.

Le Département de l’instruction publique, par la voix de son chef Charles Beer, a tenté de rassurer en réaffirmant son intention de donner une place de choix à la culture dans l’école genevoise. La crainte demeure néanmoins de voir les disciplines artistiques en rester au niveau d’un outil d’éveil, ou pire, de voir l’enseignement culturel se transformer en activités de consommation culturelle. L’atelier a aussi souligné que l’emploi des artistes enseignants est aussi un instrument de politique culturelle, puisqu’il permet à beaucoup de créateurs de vivre tout en pratiquant un art très peu lucratif. Leur fragilisation a donc un impact sur la vie culturelle en général.

Par ailleurs, tous les ateliers du Forum ont été confrontés à un problème crucial qui ralentit, voire empêche toute vision globale, et donc toute analyse et réflexion sur la politique culturelle : le manque d’information. Plus encore que la Confédération, Genève manque totalement de données statistiques et qualitative sur le monde de la culture locale. Combien y a-t-il d’artistes et acteurs culturels à Genève ? On cite parfois le chiffre de 1500 personnes, mais ce chiffre est aléatoire et paraît bien bas. Quelles sont leurs pratiques, leurs motivations, leur revenus, leur formation, leur rythme de travail ? L’Office des statistiques du Canton ne s’est jamais penché sur la question. La Ville de Genève a récemment commandité une étude sur les pratiques culturelles du public ; le monde des artistes reste cependant totalement opaque, laissant la place aux idées reçues, souvent négatives, à tout le moins erronées, que le public et les responsables politiques - et parfois les artistes eux-mêmes - se font sur la vie et la figure du créateur.

Le Forum s’est enfin penché sur le problème d’urbanisme devenu criant à Genève depuis quelque temps. L’atelier en charge de ce dossier pouvait puiser dans l’actualité la plus récente pour faire état d’une disparition brutale des lieux culturels autogérés à Genève. Depuis l’arrivée d’un procureur général très hostile aux milieux alternatifs, la situation des espaces autogérés s’est dégradée jusqu’à devenir dramatique. L’ancien dialogue entre milieux culturels et politiques s’est transformé en confrontations dures et incompréhensions tenaces. Des squats et des espaces occupés, qui abritaient des lieux de productions, de diffusions et de rencontres culturelles, qui hébergeaient aussi les artistes de passage à Genève, ont disparu sans trouver d’équivalent. Les participants de l’atelier ont qualifié l’époque présente d’ « Âge sombre », par contraste avec l’« âge d’or » des années 1985-1995, pendant lesquels friches industrielles, caves et immeubles vides se sont transformés en espaces de créations. Malgré une solution de relogement annoncée à la presse juste avant la tenue du Forum, une certaine amertume prédomine dans la bouche des artistes déplacés. Le fait est que l’attribution des nouveaux espaces de travail est assortie d’une interdiction de se produire en public : « On nous traite comme si la Genève internationale ne pouvait pas co-exister avec la Genève locale », dit l’un des intervenants au cours de sa présentation.

2.LES PISTES

Une fois les problèmes de la politique culturelle genevoise identifiés, comment les résoudre ? Les ateliers du Forum « art, culture et création » ont esquissé un certain nombre de « pistes » pour y parvenir. Le terme n’est pas choisi au hasard : il signifie qu’au-delà des constats, cette édition du Forum a pour objectif de lancer des idées à discuter, à développer encore. Le cas échéant, ces esquisses deviendront des propositions dont le troisième Forum sera l’objet.

À LA RECHERCHE D’ÉQUILIBRES
Une partie des solutions envisagées par les ateliers tentent de répondre aux déséquilibres constatés plus haut concernant le financement et la gouvernance de la culture. On peut rassembler les différentes pistes en deux grands axes. Le premier consiste à donner un poids beaucoup plus central à l’Etat. Le deuxième consiste à réorganiser les sources de financement de la culture, voire à en dégager de nouvelles.

Vers un rééquilibrage institutionnel et financier : pour que l’Etat prenne (enfin) la place qui lui revient
Le projet du transfert des charges prévoyait de rendre l’Etat totalement absent de la sphère culturelle genevoise. Le Forum propose au contraire que le pouvoir du Canton devienne beaucoup plus important qu’actuellement. D’une part, il pourrait jouer un rôle de pilotage pour le financement et la gouvernance d’institutions ou de projets qui dépassent le cadre d’une seule commune. L’Etat est déjà présent au sein d’un organe comme le Groupe de concertation culturelle, qui réunit toutes les collectivités publiques genevoises afin de coordonner les collaborations ; son rôle se limite cependant à celui d’un membre à l’égal des autres. L’idée serait donc que le Canton endosse un rôle supplémentaire de coordinateur, voire de meneur au sein des collectivités communales.

Jouer un rôle de pilote demande cependant d’avoir une puissance financière qui corresponde à ce statut. Il paraît donc logique, dans la foulée du changement institutionnel préconisé ci-dessus, que le Canton prenne aussi une assise financière beaucoup plus importante qu’aujourd’hui dans le domaine de la culture. L’une des piste évoquée envisage que le Canton se charge des institutions culturelles les plus importantes. Le Grand Théâtre, l’OSR, la Comédie, les Musées d’art et d’histoire et la Bibliothèque de Genève concernent un public issu de toute la région, au-delà même des frontières. Il paraît juste que le Canton en prenne les commandes. Une autre piste évoquait la possibilité que Canton et communes se répartissent les charges culturelles selon un axe différent : les communes s’occuperaient de la construction et de l’entretien des infrastructures, tandis que le Canton s’occuperait de leur contenu, notamment donc du financement de la création.

Quoiqu’il en soit, l’enjeu institutionnel et financier demande impérativement une nouvelle répartition des tâches culturelles entre Canton et communes, en particulier entre l’Etat et la Ville de Genève. De façon finalement surprenante, la majorité des partis politiques invités au Forum, de gauche comme de droite, se sont exprimés en faveur d’un rôle plus important de l’Etat en matière de culture. Le Conseiller d’Etat en charge de la culture a appelé à l’élaboration d’un « concept de culture cantonale ». À l’opposé de l’échiquier politique, le Parti libéral a soutenu l’idée d’un Canton qui s’occupe des grandes institutions. Ce consensus cache évidemment des calculs politiques divers. De la simple coordination au transfert des charges les plus lourdes, il recouvre aussi plusieurs conceptions différentes de cette montée en puissance. L’accord qui émerge dépasse cependant le clivage politique qui oppose traditionnellement Ville et Etat à Genève.

COMBLER LES DÉFICITS
Problème de concertation, de précarité, d’information et de locaux : on l’a vu, les lacunes de la culture genevoise sont nombreuses et importantes. Les pistes évoquées par les ateliers prennent ces problèmes tour à tour en imaginant des solutions concrètes propres à combler les lacunes sans trop de délai.

En finir avec la précarité : un projet pilote pour bâtir un modèle
La faiblesse des cotisations sociales des artistes tient à une raison centrale : l’absence d’employeur stable. Lors de son intervention, Pierre-Michel Menger a décrit ce problème comme la source principale de la précarité artistique. L’atelier en charge de cette problématique propose des pistes pour améliorer la protection sociale des intermittents, des indépendants et des sans statuts. Sa démarche sollicite les autorités genevoises afin de bâtir un modèle sous la forme d’un projet pilote sur 4 ans. Parmi les mesures évoquées, on y trouve l’idée de lier toute attribution de subvention à l’obligation pour l’association subventionnée de payer les cotisations LPP (2ème pilier) dès le premier franc versé. On trouve également l’idée que les pouvoirs publics, selon les cas, se chargent de la part des cotisations au 2ème pilier qui correspond à la part de l’employeur dans le salariat. Artes & Comoedia pourrait être la caisse de référence de ce projet , dont la présentation a immédiatement provoqué des réactions positives au sein du public du Forum. Le président du Conseil municipal de la Ville de Genève, d’obédience socialiste, a d’emblée proposé de déposer une motion prochainement pour soumettre l’idée à son cénacle.

Impliquer les acteurs culturels : un réseau d’assemblées consultatives
Il n’est pas rare que les artistes apprennent les décisions de politiques culturelles par voie de presse - au moment donc où, généralement, tout est discuté, ficelé, décidé. C’était le cas pour le transfert des charges de l’Etat à la ville de Genève ; il ne restait alors plus qu’une réaction possible pour exprimer un désaccord : la mobilisation, la contestation publique, le conflit. Dans le principe, éviter ce genre de situation paraît simple : les artistes doivent être associé en amont à tout projet de politique culturelle, petit ou grand, à tout le moins dans les discussions préparatoires. Mettre cette idée en pratique demande cependant de créer des interlocuteurs et des organes de discussion qui permettent aux autorités et aux artistes de se rencontrer, d’échanger et de se faire comprendre.

La première piste évoquée par le Forum consiste en la création d’un Conseil de la culture. À l’instar du Conseil de surveillance qui existe dans le domaine de l’emploi, cette assemblée réunirait canton, communes et professionnels du secteur culturel à intervalles réguliers. Les limites de sa fonction ne sont pas encore déterminées avec précision : au minimum, il permettrait d’échanger des informations et de mettre en discussion des projets. Au plus, il participerait activement à l’élaboration de lois et de projets, tout en coordonnant la vie culturelle dans le canton. Tout est donc encore à construire dans cette idée. Il faut cependant noter que son principe a déjà reçu l’assentiment de la Ville de Genève et de l’Etat au cours des derniers mois. Pendant le Forum, Patrice Mugny a appelé de ses vœux un organe qui serait « un espace de responsabilité supplémentaire ». Charles Beer, qui avait déjà évoqué l’idée d’un conseil de la culture lors du premier Forum en février dernier, a parlé d’« un outil de pilotage nouveau et rassembleur ». L’un des grands objectifs de la dernière phase du Forum sera donc d’élaborer un concept précis de ce conseil.

Un seul organe de concertation, aussi fort soit-il, ne suffirait cependant pas à établir un réel esprit de dialogue dans la culture genevoise. Plusieurs ateliers ont appelé de leurs vœux la création de plateformes par branche, qui permettraient d’impliquer les artistes de chaque discipline. La branche du livre en fournit un modèle : depuis 1994, la Commission consultative pour la mise en valeur du livre (CCMVL) réunit éditeurs, libraires, Loterie romande, Ville et Canton de Genève. Cet organe a contribué à la mise en place d’actions ciblées dans un domaine mis à mal par les bouleversements économiques. L’idée serait donc de créer des commissions similaires pour les arts de la scène, le cinéma, les arts plastiques et la musique. Il s’agirait aussi de créer des organes de réflexion interdisciplinaires, mis en œuvre lors d’objectifs ponctuels et précis. L’un de ces objectifs, évoqué par l’Atelier « culture et société », pourrait être de mettre la création en chantier afin de dégager ses spécificités et ses besoins, notamment face à la marchandisation croissante du monde culturel.

Déficit d’information : un besoin de données et de connaissances
La connaissance est la condition de l’action : réitérée à plusieurs reprises lors du Forum, cette affirmation justifie de mettre en place des outils qui permettront d’améliorer les politiques culturelles. Deux ateliers ont évoqué l’idée d’un « Observatoire de la culture », dont la tâche serait de fournir un ensemble d’informations utiles aux acteurs culturels comme aux responsables politiques. Plusieurs personnes, au sein du public et des autorités comme parmi les artistes, ont réagi avec scepticisme à l’énoncé de cette idée. Elles y voyaient le projet d’accumuler des chiffres et craignaient une structure administrative coûteuse et donc mangeuse de subventions. L’intention qui sous-tend cette piste est cependant tout autre. Il s’agit avant tout d’utiliser des données que les administrations récoltent déjà à longueur d’année, de les rassembler, de les synthétiser, d’opérer des recoupements qui n’obéissent pas forcément aux grilles de lectures de l’administration, et d’offrir une information qui permette d’avoir une vision globale et accessible des politiques culturelles.

Déficit d’espaces : sortir de l’âge sombre pour entrer dans l’âge équitable
Dernière grande piste enfin : l’élaboration d’un urbanisme culturel stable, notamment pour les artistes alternatifs. Jusqu’à présent, ces derniers se sont débrouillés seuls pour trouver des locaux de création et de représentations, quitte parfois à occuper de force des espaces inoccupés qu’ils ont ensuite réhabilités avec leurs propres moyens. La situation immobilière et judiciaire à Genève ne permet cependant plus de trouver des solutions au coup par coup. Les intervenants de l’Atelier « culture et urbanisme » l’ont dit sans équivoque : « Aujourd’hui, la débrouillardise ne suffit plus ». En clair, il faut que Genève quitte les expédients, les mesures d’urgence ou la tolérance à géométrie variable pour élaborer une vision urbaine qui tienne compte de toutes les composantes artistiques ; qui prenne aussi en compte le besoin du public en lieux culturels divers.

L’atelier a proposé dix pistes de réflexion qui permettraient de réorganiser l’implantation dans la ville de la culture alternative, dont le fonctionnement privilégie l’autogestion. On peut réunir ces idées en deux axes. Le premier consiste à consolider les espaces qui existent déjà tels que l’Usine Kugler, Mottatom, les ateliers de la SIP, le Théâtre de la Parfumerie. Fragiles, constamment menacés de disparaître, ces lieux abritent des ateliers, des espaces de représentation et de rencontres. Ils demandent à être stabilisés avec des conventions solides, des prix adaptés à la réalité artistique et surtout, un lien de confiance durable entre acteurs culturels et autorités. Le deuxième axe appelle au réaménagement de certaines zones urbaines afin d’ouvrir de nouveaux espaces culturels, que ce soit en assouplissant les règles d’aménagement des zones industrielles ou en créant un pôle. L’une des propositions évoquait le projet de la Praille-Acacias-Vernet, actuellement en cours d’élaboration. Il serait possible de dessiner un pôle culturel autour des théâtres du Loup et de la Parfumerie. En tous les cas, Genève a besoin urgent d’espaces mixtes où le travail de création et de productions se mêle avec des lieux de représentations, d’expositions, de rencontres.

CONCLUSION
« Il faut continuer votre travail » : Patrice Mugny a conclu son intervention finale avec ce mot d’encouragement. Son voeu en a rejoint d’autres plus informels, de la part de responsables politiques de tous bords, mais aussi des artistes et fonctionnaires présents. Toutes ces voix reconnaissaient les bénéfices déjà effectifs, déjà importants, de cette grande plateforme de concertation culturelle qu’est le Forum « art, culture et création », préfigurant peut-être le rôle d’un prochain conseil de la culture.

Mais chacun attend maintenant que les nombreuses pistes évoquées par les ateliers soient consolidées, puis menées à bon port. Le Forum « art, culture et création » s’est donné pour tâche de mener jusqu’au bout les réflexions entamées. La troisième session présentera donc des propositions fermes, et non plus seulement des pistes. Les organisateurs et participants du Forum tiennent cependant à souligner que leur action doit trouver des relais pour aboutir à des changements réels. De relais chez les responsables politiques et les élus, sans lesquels rien ne sera possible, mais aussi chez les artistes, chez les pratiquants de la culture. L’implication des uns et des autres au sein des ateliers a été palpable, mais encore trop modeste.

Rédigé par Pierre-Louis Chantre, octobre 08 PDF - 169.2 ko